Origine des roumanophones

L’origine des roumanophones et même leur définition actuelle sont sujets, dans les sciences historiques, humaines et linguistiques, à des controverses découlant de l’existence de trois thèses divergentes, qui ont, toutes trois, des arguments et sont présentées dans des sources secondaires universitaires :

  1. une première, soutenue par l’historiographie austro-hongroise et germanique[1], affirme que les populations romanes ont disparu au nord du Danube au IIIe siècle et n’ont pas reparu avant le XIIIe siècle au plus tôt, en provenance des Balkans[2] : c’est la thèse du « Désert des Avars » (Avar sivatag) selon laquelle les Magyars sont arrivés les premiers dans le bassin du moyen-Danube et en Transylvanie[3],[4],[5] ;
  2. une deuxième, soutenue par l’historiographie bulgare et serbe, affirme que les populations romanes ont disparu au sud du Danube au Ve siècle et n’ont pas reparu avant le XIIIe siècle au plus tôt, en provenance de Transylvanie : c’est la thèse de la « non-romanisation des Thraces » selon laquelle les Slaves méridionaux et les Proto-Bulgares sont arrivés les premiers dans les Balkans[6],[7] ;
  3. une troisième, soutenue par l’historiographie roumaine et moldave, affirme que les populations romanes orientales n’ont jamais cessé leurs transhumances pastorales entre le nord et le sud du Danube de la fin du IIIe siècle au XIIIe siècle, et objecte aux deux autres thèses qu’il est peu réaliste d’imaginer les locuteurs des langues romanes orientales disparaissant mystérieusement pendant mille ans pour réapparaître inexplicablement ensuite[8], et étant le seul groupe à ne pas traverser le Danube, les Balkans et les Carpates, alors que les Goths, les Slaves, les Avars, les Proto-Bulgares, les Magyars, les Pétchénègues, les Coumans, les Alains, les Mongols et les Ottomans l’ont fait[9],[10],[11],[12],[13],[14].

Ces controverses, ainsi que le dénigrement réciproque des historiens impliqués selon la méthode hypercritique, ont fait dire à Winston Churchill : « La région des Balkans a tendance à produire plus d’histoire qu'elle ne peut en consommer »[15], et découlent de deux problématiques[16],[17],[18],[19] :

  • la politique depuis le XIXe siècle, qui oriente et instrumentalise les recherches en fonction des enjeux liés à l’émergence de l’État roumain et aux oppositions suscitées par cette émergence dans les empires voisins, notamment habsbourgeois et russe, produisant des théories contradictoires et une profusion de sources biaisées ;
  • la méthodologie historique, qui, si on s’en tient exclusivement aux sources écrites (rares et sujettes à interprétations entre le IVe siècle et le XIIIe siècle), produit l’« illusion documentaire » d’une « disparition durant mille ans » des locuteurs des langues romanes orientales suivie d’une « mystérieuse et miraculeuse réapparition »[20].

Le résultat de ces controverses est qu’à quelques exceptions près[21], la plupart des sources secondaires omettent de mentionner l’existence de ce groupe linguistique entre la fin de l’Empire romain et l’émergence de la Roumanie moderne ; les plus sérieux mentionnent parfois l’existence des principautés médiévales de Moldavie et Valachie. Toutefois, l’existence, la structure et le lexique de la langue roumaine ainsi que la répartition géographique des romanophones en Europe du Sud-Est, rendent absurde la réfutation du lien linguistique de ces locuteurs avec les populations romanisées par l’Empire romain dans la péninsule des Balkans et le bassin du bas-Danube. Faisant fi du nomadisme pastoral qui, de l’avis général des historiens, des ethnologues et des linguistes, fut jusqu’à la fin du Moyen Âge une occupation essentielle des romanophones orientaux[22], ces théories divergents opposent des aires d’évolution tantôt très étendues allant de la Moravie à l’Ukraine et à la Grèce[23],[24], tantôt très restreintes, localisées par exemple uniquement dans l’actuel județ de Teleorman en Valachie centrale[25].

  1. L'historiographie austro-hongroise et germanique se base sur les récits d'Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, livre IX, 15 ; elle est aussi adoptée par le Dictionnaire historique français de Michel Mourre dans son article « Roumanie », tome 7, Bordas.
  2. Édouard Sayous, Histoire générale des Hongrois, Budapest & Paris, 1900, p. 20-25.
  3. Eduard Robert Rössler, (de) Romänische Studien : untersuchungen zur älteren Geschichte Rumäniens (« Études romanes : enquêtes sur l’histoire ancienne de la Roumanie »), Leipzig, 1871
  4. Béla Köpeczi (dir.), (hu) Erdély rövid története (« Histoire abrégée de la Transylvanie »), Akadémiai Kiadó, Budapest 1989, (ISBN 963 05 5901 3).
  5. Dans les variantes les plus extrêmes de la thèse du « Désert des Avars », il n’y avait pas non plus de Slaves dans le bassin du moyen-Danube, et la principauté du Balaton ne se trouvait pas autour de Zalavár mais plus à l’Ouest, à Moosburg en Autriche.
  6. История на България (« Histoire de la Bulgarie ») tome III, Sofia 1982
  7. Ivan Douïtchev, (bg) Идеята за приемствеността в средновековната българска държава (« L’idée de continuité dans l’État bulgare médiéval »), in : Проучвания върху средновековната българска история и култура (« Études sur l’histoire et la culture médiévales bulgares »), Sofia 1981, pp. 74–78.
  8. Gheorghe I. Brătianu, Une énigme et un miracle historique, le peuple roumain, Kyros 2009, (ISBN 978-2-915518-11-5)
  9. Kristian Sandfeld, Linguistique balkanique : problèmes et résultats, É. Champion, .
  10. Alexandru Avram, Mircea Babeş, Lucian Badea, Mircea Petrescu-Dîmboviţa et Alexandru Vulpe (dir.), Istoria românilor : moştenirea timpurilor îndepărtate (« Histoire des Roumains : l’héritage des temps anciens ») vol.1, éd. Enciclopedică, Bucarest 2001, (ISBN 973-45-0382-0)
  11. (en) History of Romania, Romanian Cultural Institute (Center for Transylvanian Studies) 2005, pp. 59–132, (ISBN 978-973-7784-12-4).
  12. Nicolae Iorga, Teodor Capidan, Constantin Giurescu : Histoire des Roumains, éd. (et rééd.) de l’Académie Roumaines
  13. Vatro Murvar, The Balkan Vlachs : a typological study, University of Wisconsin, Madison 1956, p. 20
  14. Alain Du Nay, André Du Nay et Árpád Kosztin, Transylvania and the Rumanians, Matthias Corvinus Publishing, 1997, 337 p. (ISBN 978-1-882785-09-4), p. 15.
  15. Cité par Predrag Matvejević dans le résumé de l'article « Des Balkans », in : Cahiers balkaniques no 36-37, 2008, 1-11, DOI : [1].
  16. Dimitri Kitsikis, La Montée du national-bolchevisme dans les Balkans, Avatar, Paris 2008.
  17. Roumen Daskalov, Alexander Vezenkov, (en) Entangled Histories of the Balkans - Shared Pasts, Disputed Legacies (« Histoires entrêmélées des Balkans - passés partagés, héritages disputés ») Vol. III in Balkan Studies Library, Brill 2015, (ISBN 9004290362).
  18. Olivier Gillet, « L'histoire de la Transylvanie : le différend historiographique hungaro-roumain », in : Revue belge de philologie et d'histoire, 1997, tome 75, fasc. 2, p. 457–485
  19. Georges Castellan, « Quelques problèmes d'histoire entre Hongrois et Roumains », dans Melikov zbornik : Slovenci v zgodovini in njihovi srednjeevropski sosedje, sous la dir. de Vincenc Rajšp et al., Ljubljana, Založba ZRC, 2001, p. 153–162.
  20. G. I. Brătianu, déjà cité.
  21. Jean Sellier et André Sellier, Atlas des peuples d'Europe centrale, Paris, La Découverte, , 199 p. (ISBN 978-2-7071-5284-8), p. 12.
  22. E. Petrović, cité par D. Macrea dans Probleme de lingvistică romînă, Bucarest 1961, p. 58-59.
  23. Carte de l'Europe du Sud-Est en 1020, in : Alexandre Xenopol : Une énigme historique: les Roumains au Moyen Âge, E. Leroux, Paris 1883.
  24. Alexandre Xenopol, Histoire des Roumains de la Dacie Trajane, E. Leroux, Paris 1896, d'après Ferdinand Lot : La Fin du monde antique et le début du Moyen Âge, La Renaissance du Livre, Paris, 1927 sur [2]
  25. Carte d'Euratlas.net sur [3]

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